Au moment où
Avatar allait partir à l’assaut des salles de cinéma, s’éteignait l’auteur de
La pensée sauvage et le fondateur d’une anthropologie qui, à travers l’étude de la vie des sociétés amérindiennes et de leurs mythes, avait renversé l'image des peuples primitifs en retrouvant la valeur de leurs formes de vie et de pensée et la grandeur de leurs cultures. C’était le 31 octobre 2009. Avec le film de James Cameron, on mesure la pénétration de la pensée anthropologique de Lévi-Strauss et combien la représentation du sauvage aura servi de miroir à la civilisation occidentale pour qu’elle interroge ses propres fondements et son orientation. Pour emprunter le langage de l’ethnologue, le film cherche à résoudre l’opposition entre nature et culture ainsi que l’opposition entre intelligence et sensibilité. Et si l’on remonte au langage de Rousseau, on pourrait dire qu’il problématise le rapport entre l’état de nature et l’état de civilisation.
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Krisna, avatar ou dieu incarné |
Jean-Jacques Rousseau voulait connaître « l’homme naturel » à travers l’étude des sauvages, cherchant dans cette entreprise à « démêler ce qu'il y a d'originaire et d'artificiel dans la nature actuelle de l'homme, et de bien connaître un état qui n'existe plus, qui n'a peut-être point existé, qui probablement n'existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d'avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent »
[1]. Il est revenu à Claude Lévi-Strauss d’avoir souligné la valeur de ce modèle pour la connaissance anthropologique des sociétés humaines. « L’homme naturel, dit-il, n’est ni antérieur, ni extérieur à la société. Il nous appartient de retrouver sa forme, immanente à l’état social hors duquel la condition humaine est inconcevable »
[2]. Ce modèle ne prétend pas correspondre à la réalité observable; il ne peut apporter « la révélation d’un état de nature utopique ou la découverte d’une société parfaite au cœur des forêts », mais il est inestimable en ce qu'il peut servir à apprécier la part du naturel et de l’artificiel dans nos propres sociétés et en nous-mêmes car il est comme un appel à rencontrer et à connaître des cultures qui sont restées plus proches d'une forme de vie originaire que celles qui, comme les nôtres, se sont données à la civilisation mécanique. Si le modèle de « l’homme naturel » est intéressant pour la connaissance de notre réalité, il l’est peut-être plus encore pour la compréhension de nos mythes. Ceux-ci s’épanouissent dans les œuvres savantes comme dans les œuvres de fiction et, sous des figures multiples, mettent en scène un être de nature et redéploient, sans cesse et de mille manières, l’opposition entre la vie naturelle et la vie mécanique. Et c’est le mythe qui nous dira ce qu’il en est de notre rapport à la nature dans la culture qui est la nôtre car le mythe n’est rien moins qu’une fenêtre ouverte sur notre inconscient individuel et collectif. Cela est particulièrement vrai de la science-fiction qui s’alarme ou s’extasie devant les progrès de la techno-science, mais toujours imagine son devenir comme un état de notre présent.
Le film de James Cameron est une parfaite illustration de la structure mythique du modèle de « l’homme naturel ». Avatar reconduit dans sa pureté le mythe positif du « bon sauvage » de l’ethnologie à la science-fiction en élargissant la distance exotique à l’espace interplanétaire. L’être humain qui n’a développé que sa raison machinique et prédatrice est comme handicapé parce qu’il a renoncé à son potentiel corporel et psychique. Il cherche fébrilement à retrouver le lien avec sa propre nature. Refoulée, celle-ci est si éloignée de la forme de vie qu’il a adoptée, qu’elle doit être transplantée dans une autre planète et figurée par un peuple extra-terrestre. Le peuple des Na’vi qui vit sur la planète Pandora représente un modèle imaginaire de « l’homme naturel » qui nous renvoie, comme les sauvages de l’ethnologue, à notre présent. Mais le mythe de « l’homme naturel » est à la fois une fin et un commencement. C’est la manière dont il s’articule avec d’autres mythes, le trajet qui nous y conduit et qui nous le fait quitter qui est susceptible de nous éclairer sur sa signification. Ce serait aller trop vite et pas assez loin que de s’en tenir à l’image éblouissante du désir de vivre et l’on resterait à la superficie si la lumière du mythe, au lieu d’éclairer ce que nous faisons individuellement et collectivement de ce désir, nous rendait aveugles aux formes inconscientes qui disent quelque vérité sur notre civilisation et sur nous-mêmes qui consentons à étouffer l’amour de la vie sous la norme et à vivre comme des machines au nom du progrès de l’homme et de la science.
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